Le côté obscur de la Terre


Dans son poème "L'Homme et la mer" paru en 1857 dans "Les fleurs du mal", Baudelaire a écrit "Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes !" #InstantPoésie.
Pour le coup, Charles avait raison (du moins, pour la mer).  La mer et ses fonds ont longtemps été sources de mystères et d’inconnus, délaissés au profit des écosystèmes terrestres plus faciles à étudier. Heureusement, comme l’a dit Ribéry, confrère poète de Charles, « la roue tourne a tourné », et depuis quelques années, les fameuses richesses intimes de ces grands fonds sont sujettes à de nombreuses recherches. 


Notre chère planète bleue doit, comme vous le savez tous, son surnom à l’eau (mers et océans) qui recouvre près de 70% de sa surface. Et si nous nous sommes longtemps limités à sa surface, ce sont pourtant les grands fonds qui dominent avec près de 2/3 de la superficie de la planète et 90% de la surface des océans. Ces grands fonds océaniques, aussi appelés "océans profonds" ou "abysses" (du grec "abyssos" signifiant "sans fond"), se situent entre 4000 et 6000 m de profondeur, au pied du talus continental.
Du fait de cette profondeur, les rayonnements lumineux sont totalement absorbés et l'obscurité règne : on ne trouve plus aucun végétaux (et oui, bye bye la photosynthèse*), c'est la zone aphotique. En plus de l'absence totale de lumière, ces plaines abyssales sont caractérisées par une température très froide (moins de 5°C) et une forte pression.
(NB : Souvent le terme d'abysses est utilisé à tort et à travers, juste pour dire que c'est profond et obscur).

Bon récapitulons : pas de lumière = pas de végétaux = pas de production primaire (base de la chaîne trophique !) = pas de nourriture, grand froid et forte pression... Autant dire que le développement de la faune ne s'annonce pas facile sur ces étendues sédimentaires.
Pourtant, la faune abyssale est très diversifiée, avec des représentants de presque tous les embranchements d'animaux marins : Échinodermes*, Mollusques, Arthropodes*, Cnidaires*,  "Poissons" (car oui les Poissons n'existent pas*)... Donc il y a une grande diversité certes, mais une faible biomasse (plus ou moins 1g/m²). Mais ils sont là ! En effet, ces organismes abyssaux ont développé au cours de l'évolution des adaptations à ces contraintes particulières.
Allez hop, c'est parti pour comprendre comment la faune abyssale survit dans ce milieu peu accueillant !

1. Le régime alimentaire : Les organismes abyssaux sont des omnivores généralistes  : suspensivores, détritivores, carnivores, nécrophages. Cet opportunisme leur permet de profiter de tout ce qui est offert car la nourriture se fait rare dans ces fonds. Eh oui Jamy, comme expliqué, les végétaux ne peuvent pas s'y développer et aucune matière organique n'est donc directement produite. Une des seules sources de nourriture (en plus des rares proies) est donc la neige marine, c'est-à-dire l'ensemble des particules de la surface qui arrivent lentement vers le fond : environ 1 cm de restes d'organismes coulent et s'accumulent tous les 1000 ans !** Alors oui, autant sauter sur la moindre occasion qui se présente.

2. Une grande bouche : Les animaux des abysses ont souvent une grande bouche dotée de nombreuses dents, longues et pointues avec une mâchoire articulée. Cette adaptation leur permet de mieux profiter du peu de proies qui se présentent face à eux. Par exemple, les poissons du genre Malacosteus sont appelés "rat-trap fish", soit "poissons pièges-à-rats" du fait de leur mâchoire particulière. Autre exemple, le poisson-ogre Anoplogaster cornuta est l'animal possédant les plus grandes dents au monde proportionnellement parlant ! De ce fait, il ne peut même pas fermer sa bouche... (la loose quand même non ?).
Le Poisson-ogre (Anoplogaster cornuta)

Malacosteus niger 









3. La taille : Concernant la taille, 2 stratégies s'opposent. On peut observer des organismes de très petite taille : cela permet de limiter les besoins et l'approvisionnement alimentaire, ce qui est utile étant donné une densité de proies très limitée.
Autre stratégie antagoniste : le gigantisme abyssal. Ce phénomène est encore mal compris des scientifiques mais certaines hypothèses sont avancées. Par exemple, une grande taille permettrait de fonctionner à métabolisme réduit (car le ratio surface/volume est réduit) et donc de consommer moins d'énergie : utile quand la bouffe se fait discrète ! Ou alors, certains avancent que la rareté des ressources alimentaires retarderait la maturité sexuelle ce qui permettrait d'atteindre une plus grande taille (puisque davantage d'énergie est allouée à la croissance plutôt qu'à la reproduction).
Et attention les yeux, quand on parle de gigantisme, c'est pas du blabla ! 
Le calmar géant (Architeuthis dux)

Régalec (Regalecus glesne)
  
Isopode géant (Bathynomus giganteus)
4. Des yeux tubulaires Les poissons Opisthoproctidae forment une famille de petits poissons des profondeurs ayant des yeux en forme de petits tonneaux situés au milieu d'un crâne transparent. Cette structure permet à l'animal de mieux percevoir les silhouettes de ses proies mais aussi de ses prédateurs. 
Macropinna micostoma : ses yeux sont les 2 lobes verts dans le crâne transparent ! 

5. La musculature : Puisque les poissons abyssaux ne parcourent pas de grandes distances et ne sont pas soumis à des courants importants, ceux-ci sont munis d'une musculature réduite. Cette musculature peu développée représente alors un "gain" d'énergie. Comme vous l'aurez compris, tout est bon pour économiser son énergie dans les abysses (bah oui, les buffets à volonté là-bas c'est pas trop connu...) !

6. La transparence : Cette stratégie leur permet de se cacher dans la pénombre et l'obscurité, tel Harry Potter muni de sa cape d'invisibilité. Ou presque. La transparence totale est impossible, il existe toujours des organes colorés (gonades et glandes digestives). Ces organes sont donc concentrés et forment un nucléus visible de près mais pas de loin (du fait de la concentration). Voici quelques exemples d'animaux transparents.

Enypniaste est un concombre de mer des abysses
Clione limacina aussi appelé "Ange de mers"
(je vous laisse deviner pourquoi)















7. La bioluminescence : La bioluminescence est la production et l'émission de lumière par un organisme vivant. Cette lumière est émise par une réaction chimique entre une molécule, la luciferine, et une enzyme, la luciférase. Elle peut être produite directement par des cellules spécialisées du poisson, les photocytes (photophores quand elles sont regroupées), ou par des cellules glandulaires ou alors par des bactéries symbiotes, c'est-à-dire qui vivent au dépens de l'organismes hôte (dans ses tissus par exemple !). 
Pourquoi briller ?  Tout d'abord, cette stratégie permet d'attirer les proies ! Mais oui, souvenez-vous du Monde de Némo, quand Marin et Dory se perdent dans les abysses : ils se font "hypnotiser" et attirer par une petite lumière flottante pour au final se retrouver face à un poisson, on peut le dire, on ne peut moins chaleureux... #TraumatismeDeMonEnfance. Et bien ce n'est pas totalement une fantaisie de Pixar. Ce drôle de poisson s'inspire de la baudroie abyssale : dotée d'une très grande bouche ainsi qu'une sorte de tige luminescente dressée sur sa tête. Cette lumière est agitée devant son effrayante gueule et sert de leurre. En effet, la lumière émise, imitant un petit ver, attire les poissons qui foncent alors droit vers... la mort.
De la même manière, cette lumière peut constituer un leurre sexuel.

"Coucou"
Baudroie abyssale de Johnson (Melanocetus johnsonii)


La bioluminescence jouerait aussi un rôle dans les communications intra- et inter-spécifiques, bien que ce mécanisme n'est pas encore bien compris. 
Autre utilité : le countershading (littéralement "contre-illumination" pour les moins anglophones d'entre nous). La lumière émise est souvent ventrale et permet aux poissons de se fondre dans la lumière du jour en arrière-plan et donc de se camoufler (les poissons aux-dessus perçoivent bien la face dorsale sombre qui se fond avec la profondeur, et les poissons en dessous perçoivent une lumière similaire à la lumière pénétrant à la surface).
Swima bombiviridis
L'émission de lumière peut également servir de défense par éjection de sécrétions luminescentes sur le prédateur, l'aveuglant pendant quelques secondes ! C'est le cas du ver Swima bombiviridis qui forme des bulles bioluminescentes le temps de fuir au plus loin de ses prédateurs !
J'aurais aimé vous détailler encore plus cette partie mais il y aurait trop à dire, cela nécessiterait un article à part, je vais donc m'arrêter là pour la bioluminescence. 
Juste, un petit florilège d'animaux bioluminescents, parce qu'on va pas se mentir : ça en jette !

A gauche : Polyorchis penicillatus (haut), une méduse Schyphozoaire (bas).
A droite, poisson dragon noir (haut),
une méduse Cubozoaire (milieu) et un poisson (bas)


8. Compression latérale du corps : Comme on vient juste de le voir, certains organismes émettent de la lumière. Mais s'ils évitent la prédation en se camouflant avec une couleur sombre, cette émission de lumière les rend visible et peut même générer une ombre. Pas très pratique pour une partie de cache-cache face aux prédateurs... La compression verticale du corps permet alors de diminuer l'épaisseur de leur silhouette et donc de se faire plus discret. Futé ! 

9. Un corps gélatineux : Les animaux des abysses sont constitués de tissus et organes incompressibles essentiellement liquides et gélatineux. Cette particularité leur permet de résister aux fortes pressions pour ne pas finir écrabouillés (heureusement, vous imaginez que des crêpes flottantes ? Ce serait franchement moins fun ! Quoi que...). Mais cela implique qu'ils ne peuvent pas remonter à la surface, car leur pression interne est la même que la pression externe. Si cela venait à se produire, ils se dilateraient puis... BOOM ! Hardcore, je vous l'accorde. 

Finalement, comme vous l'aurez compris, l'évolution a façonné de nombreux morphes au cours du temps, de nouvelles adaptations à ces contraintes si hostiles qu'offrent les abysses. La faune, rare et dispersée de manière très hétérogène dans ces eaux profondes, est tout de même présente et de nouvelles espèces sont découvertes chaque jour. De quoi occuper et satisfaire nos amis les chercheurs. De plus que des écosystèmes particuliers se développent dans ces grands fonds marins : les sources hydrothermales qui regorgent d'une diversité et d'une biomasse foisonnantes ! Ces sources représentent de véritables hotspots de biodiversité dans ces eaux profondes normalement si peu habitées... Peut-être le sujet d'un prochain article ! 

En tout cas, j'espère que cet article vous a plu et fait découvrir une (infime) partie de la diversité abyssale ! A bientôt sur l'Odyssée Terrestre !

Lexique :
- *photosynthèse : processus par lequel le végétal capte le CO2 de l'atmosphère et les rayons lumineux lui permettant de libérer de l'O2 et de produire de la matière organique (sucres).
- *Echinodermes : c'est le groupe des oursins, étoiles de mer etc...
- *Arthropodes : c'est le groupe des Insectes, Crustacés, etc...
- *Cnidaires : c'est le groupe des anémones de mer, coraux et méduses...
- *les poissons n'existent pas : pour le comprendre, regardez cette vidéo vraiment bien expliquée !
- **Bon, je vous l'accorde, un cadavre de baleine tombe de temps en temps sur ces plaines abyssales... (lire l'article ici).

Sources (Consultées le 28 et le 29/03/18):
- www.notre-planete.info/environnement/biodiversite/abysses.php

- Claire Nouvian, Abysses, Fayard, 2006, 75 sur 256p
- wikipedia.org 
-www.futura-sciences.com/planete/photos/oceanographie-abysses-ces-merveilles-profondeurs-35-photos-686/
-www.gentside.com/animal/certaines-de-ces-especes-vivant-dans-les-abysses-comme-ce-poisson-se-trouvent-douees-de-bioluminescence_pic125030.html
- http://vie-dans-les-abysses.e-monsite.com/pages/adaptation-a-la-pression/
- scripps.ucsd.edu/zooplanktonguide/species/polyorchis-penicilhhlatus
- http://www.astronoo.com/fr/articles/vie-des-abysses.html 
- fishesofaustralia.net.au/home/species/1808
- www.science-et-vie.com

- la Grande Encyclopédie des Animaux (terres éditions)
- les cours
                                                                                                                                   

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