La mer, un BORDEL HARMONIQUE

Avec son célèbre documentaire sorti en 1956, Cousteau a hautement contribué à répandre l'idée que le monde sous-marin est un havre de paix sonore.
Pourtant, si l'on tend bien l'oreille ou que l'on pose des hydrophones sur les fonds, on s'aperçoit rapidement que de nombreux sons transitent dans les eaux marines. Ces sons peuvent être de trois origines différentes : 
  • les sons émis par l'environnement qui constituent la géophonie : le vent, les vagues, les glaciers qui se déplacent ou s'effondrent...
  • les sons émis par les activité humaines qui constituent l'anthropophonie : les activités portuaires,  les sonars militaires, les bateaux...
  • et bien sûr les émissions sonores des organismes vivants qui constituent la biophonie.
L'ensemble de ces sons varient dans le temps et dans l'espace et forment ce que l'on appelle un paysage acoustique.

Tout d'abord, il faut savoir que les sons audibles par l'oreille humaines sont compris entre 20 Hz et 20 kHz. En-deçà, on parle d'infrasons et au-delà on parle d'ultrasons.



Dans cet article, je vais me concentrer sur la dernière catégorie. Si je vous demande qui, selon vous, participe à la formation de la biophonie, je pense qu'un bon nombre d'entre vous me citerait les Cétacés (dauphins, baleines, orques...). Et bien sûr, vous auriez raison ! Sauf qu'ils ne sont pas les seuls organismes vivants marins à émettre des sons. En effet, en plus des Cétacés, les principaux producteurs de la biophonie sont les poissons et les invertébrés benthiques*.

LES CÉTACÉS
Les Cétacés émettent deux types de sons :
  • Des impulsions, à savoir des sons transitoires simples, aussi appelés clics chez les Cétacés. On distingue 2 types de clics : 
    • Les clics d'écholocalisation utilisés par les Odontocètes (cétacés à dents comme les dauphins ou les orques) pour se repérer dans leur environnement. Ces clics sont majoritairement des ultrasons puisque leur fréquence centrale peut varier d'une dizaine de kHz à près de 150 kHz.
    • Les burst-pulsed sounds qui sont constitués de séries pulsées très rapides (tellement rapides que le son paraît être continu à l'oreille et peut être assimilé à des bourdonnements, couinements, aboiement, miaulements...). Ils sont émis pour communiquer, notamment en cas d'agressivité et peuvent être audibles ou être des ultrasons.
  • Des modulations de fréquences, c'est-à-dire des sons dont la fréquence diminue ou augmente. Ces modulations sont appelées sifflements chez les Odontocètes  et chants chez les Mysticètes (les cétacés à fanons à savoir les baleines). Elles sont utilisées uniquement pour la communication lors des interactions sociales ou des périodes  de route pour ne pas perdre le contact avec les individus éloignés. La majorité de ces sons sont audibles puisque leur gamme de fréquence s’étend d’une dizaine de Hz à une vingtaine de kHz.
Vous pouvez écouter une partie de ces sons divers ici.
Chez les Cétacés, les Odontocètes et notamment les dauphins sont les plus bruyants : ils émettent les deux types de sons contrairement aux cachalots qui n'émettent que des clics. 

Toutes ces vocalisations sont produites par circulation d'air dans le système respiratoire (bouche, pharynx, poumons...) des animaux.

LES POISSONS
Les sons ichtyologiques* sont de basses fréquences puisqu'ils sont majoritairement inférieurs à 2000 Hz. Parmi les 28.000 espèces de poissons connues, au moins 700 produisent des sons. Cela représente une faible part je vous l'accorde, mais leurs productions sonores sont tout de même nombreuses, très variées et diverses ! Les poissons "chantent" ! 
En effet, les poissons peuvent émettre des sons involontairement en se nourrissant mais ils en émettent également volontairement. On distingue 4 mécanismes d'émission volontaire de sons chez les poissons :
  1. Par stridulation, en faisant vibrer leurs dents, os ou aiguilles entre eux
  2. Par vibrations de muscles et tendons spécialement conçus pour les émissions sonores
  3. Par vibration de la vessie natatoire
  4. Par relâchements de gaz contenus dans la vessie natatoire (eh oui, les poissons pètent !)
Comme chez les cétacés, les sons émis par les poissons peuvent être des impulsions ou des modulations de fréquence. Cette émission volontaire de sons est principalement réalisée lors de la reproduction (choix du partenaire, synchronisation de l'émission des cellules sexuels dans l'eau...) et lors de comportements de défense de territoire et de ressources (comportements dits "agonistiques", grosso-modo c'est quand la poiscaille fait savoir qu'elle est prête à se battre s'il le faut).

En Méditerranée, 37 espèces sonores ont jusqu'alors été identifiées. Bien qu'on n'arrive pas encore aujourd'hui à associer chaque son à une espèce particulière, on sait reconnaître par exemple les sons très stéréotypés des corbs Sciaena umbra, des poissons menacés d'extinction en Méditerranée. Les sons émis sont des courtes séries d'impulsions qui se répètent à intervalle régulier (ça ressemble à quelqu'un qui taperait à la porte par 4 à-coups, plus ou moins, de manière répétée *toc toc toc toc*...*toc toc toc toc*...). Les sons émis par les ophidions (Ophidion rocheii) sont des longues séries de pulses dont le rythme diminue.

Représentation visuelle du son émis par le corb : son patron très stéréotypé de séries d'impulsions qui se répètent permet d'identifier sa présence juste en posant des hydrophones ! Très utile pour cartographier la présence (ou non) de cette espèce protégée en Méditerranée.
(Photo de Sciaenae umbra : J.G Harmelin)

Vous pouvez écouter d'autres sons de poissons ici en cliquant sur les différentes images (issu de Desidera et son équipe en 2018, liste de sons non exhaustive).

LES INVERTÉBRÉS BENTHIQUES
Au-dessus de la bande fréquentielle des sons de poissons, on peut entendre les sons émis par les invertébrés benthiques qui sont globalement supérieurs à 2 kHz.
Les sons émis par le benthos se présentent sous la forme d'un bruit de fond constant constitué d'impulsions de durée très courte et de fréquence large bande. D'ailleurs, la majorité des impulsions entendues dans les océans sont produites par le benthos ! Ces impulsions sont notamment émises par les parties dures du squelette calcaire des invertébrés. A l'oreille, le fond sonore produit par le benthos ressemblerait à une fine pluie tombant sur du velux ou un paquet de chips que l'on écraserait. Pour les amateurs d'ASMR, c'est assez relaxant, je vous le conseille ;).

Si les invertébrés peuvent émettre des sons volontairement comme les poissons et les Cétacés pour la reproduction ou la défense de ressources et de territoire, la majorité des sons sont émis involontairement lors de déplacements et pendant la nutrition. Parmi les invertébrés benthiques sonifères, on trouve principalement des crustacés, des échinodermes (oursins, étoiles de mer...) et des mollusques.

Les crustacés décapodes sont les principaux producteurs de sons : crabes, crevettes, araignée de mer, homard ou encore langoustes sont à l'origine d'émissions sonores. La crevette-pistolet est capable de fermer ses pinces si rapidement que des bulles de cavitation sont créées et produisent des « miniexplosions » qui permettent d'étourdir voire même tuer ses proies ! 
La langouste quant à elle, en cas de stress et face à un danger, émet des sons en frottant la base de ses antennes.


La pince de la crevette-pistolet peut se fermer si rapidement qu'elle forme des bulles qui explosent !
(


Les échinodermes constituent également un groupe sonifère important et notamment les oursins. Hormis les sons émis lors de leurs déplacements (composés de craquements de squelettes et frottements des piquants),  lorsque les oursins mangent, l'ouverture et la fermeture de leur lanterne d’Aristote* produisent des craquements qui sont amplifiés par leur squelette sphérique.

Enfin, certains mollusques produisent des sons comme les crépidules, les pétoncles et certainement encore d’autres bivalves non décrits. La coquille Saint-Jacques aussi produit un son particulier qui ressemble à un éternuement ! Ce son est produit lors de l'ouverture et de la fermeture de sa coquille.

Je vous ai mis quelques liens de podcasts intéressants si ça vous intéresse d'écouter tout ça, vous pouvez donc cliquer sur les mots soulignés !


Finalement, pour avoir écouté plusieurs centaines d'heures d'enregistrements sous-marins de différents habitats  (roche, coralligène*, herbier de Posidonie...), je peux vous confirmer qu'on est loin du cliché du "monde du silence" ! Je dirais même que ça peut être la grande cacophonie comme le chante si bien le crabe Sébastien dans La Petite Sirène ! Bien sûr cela varie dans l'espace et dans le temps en fonction de la période de la journée, de l'année, de l'état environnemental, du type d'habitat...

Ce qui est particulièrement intéressant c'est que l'ensemble de ces sons, en plus de fournir un témoignage de l'activité animale, peuvent apporter des informations cruciales sur l'environnement dans lequel les émetteurs évoluent. L'écologie acoustique vise à suivre et estimer les changements de la biodiversité animale sur de larges échelles temporelles et spatiales. Ces modifications peuvent ensuite être reliées aux perturbations affectant les habitats.
Les sons émis par les activités humaines en mer (trafic maritime, travaux portuaires, sonars...) sont également étudiés car cette pollution sonore peut avoir un impact important sur les animaux marins. Dans un premier temps, elle interfère avec une grande partie des sons émis par les animaux ce qui perturbe voire empêche la communication intra- et interspécifique. Par exemple, le bruit produit par les moteurs de bateaux de plaisance peuvent sérieusement gêner la communication entre cétacés durant la période de reproduction. De plus, les sons anthropiques sont sources de stress et peuvent provoquer des changements de comportements aux répercussions importantes à l'échelle d'une population : fuite, déplacement, séparation... Les individus peuvent être plus agressifs, la reproduction affectée, les œufs peuvent être moins surveillés... Il a également été prouvé que les sons de bateaux ont des effets physiologiques chez les poissons avec notamment des poussées d'hormones du stress !

Finalement, l'étude des sons sous-marins nous apporte beaucoup d'informations sur cet environnement relativement encore peu connu. Cette science est d'ailleurs aujourd'hui de plus en plus utilisée par les gestionnaires du milieu marin pour suivre des espèces et habitats cibles.

Voilà cet article touche à sa fin, j'espère avoir éveillé votre curiosité et vous avoir fait découvrir le mystérieux monde sous-marin qui n'est rien d'autre qu'un bordel harmonique !

A bientôt sur l'Odyssée Terrestre ! 


Lexique : 
- Benthique = Qui vit posé sur le fond.
- Vessie natatoire = Organe de l'anatomie interne des poissons osseux qui joue notamment un rôle dans la flottabilité, la stabilité et la production sonore.
- Ichtyologique = Qui concerne l'ichtyologie (Science qui étudie les poissons).
- Lanterne d’Aristote = Appareil masticateur des oursins.
Coralligène = Substrat dur d'origine biogénique construit par accumulation d'algues calcaires encroûtantes (et non de coraux comme les récifs coralliens !) dans des conditions de faible luminosité.


Sources :
Desiderà, E., Guidetti, P., Panzalis, P., Navone, A., Valentini-Poirrier, C. A., Boissery, P., ... & Di Iorio, L. (2019). Acoustic fish communities: sound diversity of rocky habitats reflects fish species diversity. Marine Ecology Progress Series608, 183-197.
Gervaise, C., Di Iorio, L.,Lossent, J. & Boissery, P. (2018). Réseau CALME Caractérisation 
Acoustique du Littoral Méditerranéen et de ses Écosystèmes Synthèse des travaux réalisés pour la période [01/01/2015 – 01/08/2018]. 

Lossent, J. (2017). Acoustique passive et peuplements benthiques avec applications aux études d'impact EMR (Doctoral dissertation, Brest).

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