Etre confiné pour mieux observer...

J'écris cet article durant la période de confinement, une mesure que j'estime être la plus judicieuse pour tenter d'estomper la progression du Coronavirus dans le monde. Néanmoins, rester enfermé entre 4 murs en cette période naturaliste si délicieuse qu'est le printemps s'avère une véritable torture. La nature est en plein éveil post-hivernal, impossible d'en profiter complètement. J'ai ajouté l'adverbe "complètement" car j'ai tout de même la chance de posséder un petit jardin. Dans ces moments où le temps semble s'être suspendu, je prends l'habitude de mieux observer la nature qui m'entoure, la nature présente à deux pas du seuil de ma porte. On ne pense pas voir une vie si foisonnante dans un carré vert au milieu d'un lotissement. Et pourtant... c'est bien le cas. 

Une petite araignée Thomise (à droite) s'est construite un petit palace entre les pétales d'une fleur, à l'affût du prochain insecte pollinisateur (Jardin, Mars 2020)

Souvent, on a tendance à s'extasier face à des espèces emblématiques comme les cétacés, les grands mammifères sauvages, les grands oiseaux, les papillons multicolores et les fleurs colorées. Certes, toutes ces espèces impressionnantes ou mignonnes ne doivent en aucun cas disparaître mais il ne faut pas oublier "tout le reste" : les espèces moins apitoyantes, pourtant indispensables au bon fonctionnement des écosystèmes ! 
Les écologues ont tendance à définir la nature négligée comme la biodiversité ordinaire. Evidemment, cette expression est à prendre avec des pincettes. Une espèce ordinaire à un endroit peut être peu commune dans un autre coin du globe. Denis Couvet, Professeur au Museum d'Histoire Naturelle de Paris, définit une espèce ordinaire comme une espèce qui n'est ni menacée ni domestiquée ni exploitée (Couvet & Vandevelde 2013). 
En quoi la nature ordinaire est-elle si importante ? Comment pouvons-nous surveiller son état de santé ? Comment la protéger ? Nous allons tenter de répondre à ces questions dans la suite de ce petit article. 
  • La biodiversité négligée n'est pas à négliger ! 
Les espèces ordinaires représenteraient 95% de la biodiversité mondiale (invertébrés marins et terrestres, plantes, champignons, bactéries, Archées*...) ! Autrement dit, les espèces ordinaires constituent la plus grande part de la biomasse planétaire*. 
L'ensemble de ces espèces est souvent à la base des processus écosystémiques (cycle des éléments naturels, chaînes alimentaires, maintien des sols...). Par exemple, les champignons filamenteux (les mycorhizes), intimement liés aux racines des végétaux, favorisent l'absorption d'éléments nutritifs (phosphore, azote...) utiles à la croissance de la plante. Ces réseaux de filaments (ou mycéliens) interconnectés sont à l'origine des écosystèmes les plus complexes, tels que les forêts tropicales évoluant parfois dans des sols peu fertiles. Ces réseaux mycéliens influencent donc fortement le fonctionnement des écosystèmes (cycles naturels des éléments biogéochimiques, composition des communautés végétales...). 

De manière logique, puisque la biodiversité ordinaire participe au bon rouage de la machinerie écosystémique, alors il est inutile de plus vous détailler le fait que la biodiversité menacée dépend inéluctablement de la biodiversité ordinaire. Les espèces ordinaires sont, par exemple, à la base des chaînes alimentaires (plantes, bactéries, insectes, champignons...). Si l'on venait à retirer un maillon de la chaîne, c'est tout son ensemble qui s'écroulerait. 

Bref, sans plus entrer dans les détails, ces espèces participent au bon fonctionnement des écosystèmes et au maintien de leur équilibre naturel. 


Une pâquerette (genre Bellis), une fleur plus qu'ordinaire mais tellement belle vue de près (Plateau de Siou blanc, Mars 2020) !

La biodiversité ordinaire permet aussi de nous faire vivre. On dit qu'elle nous procure des services écosystémiques, c'est-à-dire des bénéfices. Le Millenium Ecosystem Assessment (MEA), un groupe d'experts international, a recensé plus de 24 services écosystémiques majeurs rangés dans 4 catégories. Nous distinguons donc les services de support (cycles des éléments, formation des sols, les services d'approvisionnement (nourriture, eau, bois, pétrole, gaz...), les services de régulation (régulation du climat, purification de l'eau...) et les services culturels (spirituels, récréationnels...).
Prenons l'exemple des forêts et du phytoplancton qui régulent le climat. Les arbres et le phytoplancton, de par leur activité photosynthétique, stockent du carbone. La concentration en dioxyde de carbone dans l'atmosphère est alors régulée, permettant à celle-ci de se réchauffer moins rapidement.   
La pollinisation est un autre exemple de service écosystémique majeur. 90% des espèces végétales sont pollinisées par les animaux pollinisateurs (insectes, oiseaux...). Si les abeilles venaient à disparaître, nous perdrions plus d'un tiers des espèces végétales  nutritives : fruits, légumes... (Pelt 2015).
Pour être honnête, l'être humain ne serait pas là si cet ensemble vivant diversifié et dynamique n'existait pas ! Certes, c'est une vision très utilitariste et anthropocentrée que l'on se fait de la nature mais s'il s'agit du seul moyen compris de tous pour la valoriser et mieux la sauvegarder, alors adoptons-le... 

Liens entre les services écosystémiques et le bien-être humain (MEA, 2005)
Cette figure illustre la force des liens entre les catégories de services écosystémiques et les composantes du bien-être humain que l'on rencontre fréquemment, et comprend des indications sur la mesure dans laquelle il est possible que des facteurs socio-économiques servent de médiateur. 
  • Comment surveiller la biodiversité ordinaire ? Pouvons-nous participer à sa protection ? 
Evidemment, nous connaissons probablement une infime partie de la biodiversité actuelle. De nombreux organismes sont plus discrets et complexes à étudier et à découvrir, notamment chez les bactéries, les champignons, les Arthropodes... 
En ce qui concerne la biodiversité connue, il est parfois très compliqué (voire impossible) de réaliser des suivis, des comptages de certains groupes vivants, notamment les micro-organismes. A ce jour, nous avons plus de connaissances concernant les groupes de vertébrés (Mammifères, reptiles, amphibiens, Oiseaux, poissons) et certains invertébrés (Papillons de jour, Libellules...). Ces connaissances sont plus ou moins étoffées en fonction de la région géographique étudiée. En effet, le niveau de connaissance concernant les Orthoptères n'est sans doute pas le même entre la France et Madagascar par exemple Ce pays présente peu de spécialistes et le nombre d'espèces est probablement bien plus élevée que dans l'Hexagone. Bref, de multiples facteurs (économique, technique, humain) peuvent ralentir les recherches et empêcher les suivis de certains groupes biologiques. 

Concentrons-nous à présent sur la France. Des programmes de suivi de certaines espèces existent depuis assez longtemps pour pouvoir dresser les premiers constats. C'est notamment le cas des oiseaux. Ces animaux sont de bons indicateurs de l'état de la biodiversité du fait de leur position élevée dans les chaînes alimentaires. Le Museum d'Histoire Naturelle de Paris coordonne un programme de Suivi Temporel des Oiseaux Communs (STOC) se basant sur un protocole très cadré. L'objectif est d'établir un diagnostic sur l'évolution des populations d'oiseaux communs pour une meilleure gestion de la conservation de ces espèces. En analysant de plus près les résultats, on se rend compte qu'ils sont alarmants. Entre 1989, année de création de ce programme, et 2018, les effectifs des espèces communes ont diminué de 14%. La chute la plus drastique concerne les oiseaux spécialistes des milieux agricoles (-38%) ! En revanche, les effectifs des espèces d'oiseaux généralistes (pouvant vivre en ville comme en campagne par exemple) ont augmenté de 22%.
Si vous êtes ornithologue, vous pouvez dès à présent contribuer à ce programme en cliquant ici ! Ainsi, vous serez un acteur de la conservation des espèces communes d'oiseaux de France !
Des suivis de ce type se sont aussi développés en faveur d'autres taxons comme par exemple, les papillons. En effet, le Suivi Temporel des Rhopalocères* de France (STERF) a été lancé en 2006 pour étudier l'évolution des populations de papillons diurnes en France. Si vous êtes un entomologiste Lépidoptériste*, vous pouvez désormais participer à ce programme en cliquant ici
De tels dispositifs de science citoyenne constituent un outil scientifique efficace (de nombreux articles sont publiés dans des revues internationales) et rentable. En effet, si une enquête similaire au STOC était menée par le seul personnel de l'Etat, cela coûterait plus d'un million d'euros par an (Jiguet et al. 2012) Vos observations font grandir les connaissances et la science. Merci d'y participer !

Tarier pâtre (Saxicola rubicola) posé sur une ronce (Rubus sp.) en Camargue (Janvier 2020)
Un oiseau très commun sur nos territoires
La biodiversité ordinaire que nous côtoyons le plus souvent se trouve dans nos villes, nos parcs urbains, nos jardins, nos bosquets... On parle souvent de biodiversité urbaine. Le moindre espace vert peut abriter quelques espèces animales, végétales ou fongiques. En outre, un indice d'intérêt floristique (IF) existe pour quantifier la qualité de la biodiversité en ville. Il se base sur la richesse en espèces végétales, sur la part d'espèces spécialistes parmi ces espèces, sur la naturalité du site et sur la rareté des espèces. D'après cet indice, les espaces verts types chênaies, roselières, friches, abritent une biodiversité plus riche que celle des pieds de murs, des pelouses ou des jardinières.
Aussi, plus ces espaces verts sont connectés entre eux par des haies ou des alignements d'arbres, mieux la biodiversité se portera ! Ces corridors écologiques permettent aux individus de se déplacer d'un patch à l'autre. Ces déplacements favorisent le brassage des individus et de leurs gènes ! 

A votre échelle, vous pouvez participer activement à la protection de la biodiversité ordinaire qui vous entoure. Par exemple, si vous possédez un jardin, vous pouvez conserver les vieux arbres à cavités, favorables aux chauves-souris, aux oiseaux et à de nombreux insectes. N'hésitez pas également à laisser les bois de coupe en décomposition, cela permettra aux insectes xylophages de pondre leurs œufs dans les souches. Vous pouvez également laisser une partie de votre jardin vierge de toute activité (pas/peu de fauches, pas de pesticides), vous verrez, vous recréerez un petit écosystème. La végétation reprendra ses droits, laissant place à de nombreux Arthropodes (insectes, araignées, cloportes...). Ces endroits enfrichés offriront de nombreux abris à des reptiles et des petits mammifères. 

Saltique orangé (Carrhotus xanthogramma) (Jardin, Mars 2020)
J'espère, à travers cet article, vous avoir, d'une part fait voyager l'esprit, et, d'autre part, montré que la biodiversité ordinaire est d'une importance capitale, nous nous devons de la protéger. 
Aussi, il existe la notion d'espèce parapluie. C'est une espèce dont l'étendue du territoire permet la protection d'un grand nombre d'autres espèces souvent ordinaires, si celle-ci est protégée. Par exemple, en protégeant l'habitat naturel du Panda géant, tout un cortège d'espèces (décomposeurs, plantes, insectes...) et de milieux est protégé ! 
Peut-être désormais prendriez-vous plus le temps de vous extasier devant une petite araignée tissant sa toile, un bousier formant sa boule d'excréments, une pie bavarde confectionner son nid ou bien un accouplement d'escargots de Bourgogne ! En tout cas, je l'espère !
J'espère également que cette période de confinement permettra à la plupart des gens de mieux penser leur rapport à la nature, de mieux hiérarchiser leurs besoins et de se recentrer sur l'essentiel (la nature et les proches).
Finalement, le vrai bonheur est peut-être à portée de nos mains. Un jardin, un parc, une forêt... bref, un simple brin de nature peut constituer une source d'inspiration et d'allégresse.  

Lézard des murailles (Podarcis muralis) (Le Vigan, Février 2020)

Légende
- Archées : Domaine des Procaryotes (cellules sans noyau) vivant dans des milieux extrêmes, étant phylogénétiquement plus proches des Eucaryotes (les organismes dont les cellules possèdent un noyau, comme les animaux, les plantes ou les champignons). 
- Biomasse planétaire : masse de tous les êtres-vivants.
- Rhopalocères : ce sont les papillons de jour (contrairement aux Hétérocères qui sont les papillons de nuit). 
- Lépidoptériste : spécialiste du groupe des Lépidoptères (ordre des Papillons). 

Sources :
- Couvet, D. & Vandevelde, J.-C. (2014). "Biodiversité ordinaire : des enjeux écologiques au consensus social", dans Elena Casetta & Julien Delors, La biodiversité en question, Les Editions Matériologiques. 
- Helgason, T., Daniell, T. J., Husband, R., Fitter, A. H. & Young, J. P. W. (1998). Ploughing up the wood-wide web ? Nature. 394, 431. 
- Jiguet, F., Devictor, V., Julliard, R., & Couvet, D. (2012). French citizens monitoring ordinary birds provide tools for conservation and ecological sciences. Acta Oecologica, 44, 58-66.
- Millenium Ecosystem Assessment (2005). Ecosystems and Human Weel-being : Synthesis. Island Press, Washington, D.C.
- Conférence de Jean-Marie Pelt, 2015. Biodiversité : pour qui et pourquoi ?

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